Ribadénéira

Pedro de Ribadeneira SJ (1527 – 1611)
Jesuit and Hagiologist
La Vie de St GENGOUL
Rédigée par: Pedro de Ribadénéira
…sa vie a toujours été sainte, innocente, entière en la foi, forte en l’espérance, abondante en
charité, et embellie de beaucoup de mérites… [Ribadénéira]

St Gengoul étoit gentilhomme françois, natif de Bourgogne, de très-illustres parents, qui eurent soin de l’élever en la connoissance et en l’observance de la religion chrétienne, aussi bien qu’en l’étude des bonnes mœurs:  en quoi il se rendoit si docile, qu’il fit en peu de temps un notable progrès, tant en la vertu qu’en la piété.  Car bien qu’il fût doué d’un rare esprit et d’une excellente beauté, il n’en devint pas toutefois plus vicieux ou léger;  mais dès sa tendre jeunesse il se trouvoit volontiers en l’assemblée des chrétiens à l’église, ou ailleurs, recevant de leurs bouches les rayons emmiellés des paroles divines, et retenant fort bien en sa mémoire les sentences catholiques:  de sorte que l’on voyoit déjà reluire en ce petit corps l’image de la sainteté. 

Croissant en âge, il augmenta pareillement en perfection, à quoi son bon naturel lui servit beaucoup.  Quant à la pudeur, que les philosophes nomment modestie et comportement honnête, faisant que les sens ne prennent plaisir à aucun sale objet, il l’avoit en singulière recommandation, car il étoit fort honteux de lui-même, ayant les yeux chastes et modestes.  Il étoit affable en ses paroles, sage et prudent en ses actions:  bref, accompagné d’une singulière honnêteté de mœurs.  Il fuyoit les jeux et les spectacles (funeste entretien des hommes oisifs) comme des précipices.  Il rejetoit toute fréquentation des jeunes libertins et fermoit les oreilles à tous les discours sales ou badins, qui d’ordinaire nuisent grandement à la pureté de l’esprit;  mais il se rendoit disciple de la perfection évangélique.  Enfin, il joignit la mansuétude et la simplicité qui étoit en lui, avec la prudence, selon le conseil de Notre-Seigneur.

Ses parents, venant à mourir, lui laissèrent de très-grands biens.  Se voyant maître d’un si ample et si opulent patrimoine, il commença dès lors à penser de quelle façon il feroit des aumônes de toutes ses possessions et de ses richesses.  Il n’est pas possible de dire combien ce jeune seigneur étoit libéral et bénin envers les pauvres.  Il servoit d’œil à l’aveugle, il étoit le pied du boiteux;  la porte de son logis étoit toujours ouverte au pauvre pèlerin.  Étant parvenu en âge viril, il se maria, épousant une femme de non moindre qualité que lui, mais fort différente de mœurs:  ce que Notre-Seigneur permit, afin que sa patience fût éprouvée, et de montrer la simplicité de sa vie innocente, par laquelle il s’étudioit tellement à cacher les mérites de ses rares vertus, que ses rares vertus, que ses ennemis, qui étoient les mondains, le taxoient de lâcheté, de paresse et de fainéantise.  Il s’adonnoit souvent à la chasse pour éviter l’oisiveté, et ne laisser pas entrée au vice dans son âme.

En ce temps Pepin gouvernoit le royaume de France;  comme il avoit plusieurs affaires sur les bras, saint Gengoul prit les armes, et marcha en guerre pour la défense de son prince.  Il y fit parôitre tant de courage, qu’il étoit estimé et mis au rang des plus généreux de son armée;  car il étoit subtil d’esprit, fort de corps, vaillant aux armes, et très-expert en l’art militaire;  de quoi fait foi son armure, qui jusqu’aujourd’hui se garde en l’église dédiée en son nom, laquelle possède ses très-saintes reliques avec son casque, sa cuirasse, son coutelas, ses brassards, etc.

Or, comme en un certain temps, ayant fini son service à la suite du roi, il vouloit retourner au pays, il prit chemin par la Champagne;  là, devant donner à manger à ses chevaux, il se se retira quelque peu de la route, et s’arrêta en un lieu arrosé d’une claire fontaine, et d’un aspect agréable pour sa verdure.  Après s’y être assis avec les siens, le maître à qui appartenoit la terre survint.  Le saint, qui étoit très-humain, l’invita à manger avec lui, et pendant la réfection, il lui demanda à acheter cette fontaine:  ce qu’ayant entendu, le maître sourit en lui-même du saint, estimant que cela procédoit, non d’une d’une naïveté et d’une candeur d’esprit, mais de quelque légèreté.  Toutefois, se persuadant aisément qu’il pourroit tirer de l’argent et retenir néanmoins la fontaine, d’autant qu’il ne pourroit faire que la source ne fût toujours en son champ, sans la pouvoir transporter ailleurs, il convint du prix avec le saint, à savoir de cent pièces d’argent, que le saint lui donna tout comptant:  puis prenant congé l’un de l’autre, le saint remonta à cheval, continua son chemin, et arriva enfin à Varennes, où il faisoit alors sa demeure.

Étant entré en son logis, il raconta à sa femme ce qu’il avoit fait;  mais elle, interprétant malicieusement toute ses actions, commença aussitôt à murmurer de lui en particulier, et l’appeler hébété, prodigue de ses biens.  Peu après, le saint sortit pour visiter quelques lieux proches de sa maison, ce qu’ayant fait, il ficha en terre le bâton qu’il tenoit en sa main, puis retourna au logis.  Le jour suivant, comme il se fut levé le matin, et n’eut pas trouvé de l’eau pour laver ses mains et son visage, tout rempli de foi, il commanda à un de ses serviteurs d’aller promptement au lieu où étoit demeuré son bâton fiché, d’où le retirant il lui apporteroit l’eau qui en sortiroit.

Le serviteur fit ce qu’on lui avoit commandé, et ayant tiré le bâton de terre. il en sortit soudain une grane quantité d’eau, qui provenoit de la source de cette fontaine qu’il avoit achetée;  ainsi cet avare vendeur dut privé entièrement de sa fontaine, qui se tarit aussitôt , et ne fut jamais aperçue en ce lieu.  Dieu l’avoit, par sa toute-puissance, transportée, en faveur de son serviteur, proche du lieu où il demeuroit à Varennes;  elle y a continuellement donné des eaux en abondance, lesquelles sont sont très-salutaires, rendant la santé à beaucoup de malades, par les mérites de saint Gengoul.

Notre-Seigneur, désirant éprouver son fidèle serviteur par les afflictions, permit que plus il croissoit en sainteté et en bonnes œuvres, plus sa femme augmentoit en méchanceté;  jusque-là, que perdant toute honte, violant l’honnêteté due à son sexe, elle se laissa abuser par un certain chevalier.  Cela se pratiquoit du commencement à la sourdine, mais enfin le bruit en vint aux oreilles de saint Gengoul.  Étonné d’un accident si étrange, le saint ne savoit à quoi se résoudre en ce mal.  Il lui vint à l’esprit de faire subir à sa femme le châtiment que méritoit cette faute, afin qu’elle ne trempât davantage en un péché si infâme, au grand déshonneur de sa race;  mais il craignoit d’ailleurs que s’il étoit cause de sa mort, il fût taxé de trop de rigeur, et qu’il n’obscurcît l’innocence de sa vie passée, par la tache du péché d’autrui.  Enfin, se rangeant à la volonté divine, il n’en voulut prendre aucune vengeance;  il remit le tout au jugement de Dieu, qui apparut bientôt après cette misérable créature.

Comme ils se promenoient un jour aux champs tous deux seuls ensemble, et qu’ils furent arrivés proches d’une fontaine, saint Gengoul lui commença à dire:  Il y a déjà quelque temps que plusieurs choses déshonnêtes et indignes de votre qualité se divulguent parmi le peuple, quoiqu’elles ne me soient pas encore certaine, et que j’ignore si c’est vraiment ou faussement;  c’est à vous toutefois d’y prendre garde et d’en ôter l’occasion.  Elle, au lieu d’avouer sa faute, dénia tout, jurant hardiment que tout cela étoit faux, à quoi repartit saint Gengoul:  La Providence divine, à qui rien n’est caché, déclarera incontinent par des indices certains comme la chose va.  Voici devant nous une fontaine, qui n’est trop froide ni trop chaude:  mettez-y le bras et m’en apportez une pierre du fond:  que si vous êtes sans péché, vous n’y endurerez aucun mal, mais si vous êtes entachée d’adultère, Dieu ne laissera pas votre péché caché.

Cette femme, attribuant les discours de son bienheureux mari (ainsi que tous autres semblable) à sottise, mit soudain le bras dans l’eau, mais comme elle pensa en retirer une pierre, voilà que le bras lui roidit avec les nerfs, les cartilages, et les veines, jusqu’où l’eau avoit touché, et à mesure qu’elle le retiroit, la peau s’en arracha et tomba jusqu’au bout des doigts, la chair demeurant comme si elle l’avoit plongée dans de l’eau bouillante, de sorte que le misérable n’attendoit rien autre chose que la mort.

Alors le saint lui dit:  J’avois résolu, si vous eussiez gardé la foi conjugale, et vous fussiez réglée suivant les commandements de Dieu, de supporter de vous et avec vous toutes les fâcheries de cette vie, et d’y demeurer dans la prospérité et dans l’adversité;  j’eusse reçu toutes choses également et d’un esprit tranquille comme elles fussent arrivées, vivant ensemble paisiblement jusqu’au dernier soupir.  Mais puisque vous êtes adonnée à ce vice, quoique vous méritiez la mort, je ne voudrois pas pourtant vous la faire souffrir de mes mains, mais plutôt vous laisserai-je au jugement divin.  Que si à la vérité vous faites des fruits digne de pénitence, vous obtiendrez pardon de Dieu;  mais si vous ne mettez pas fin à une si grande méchanceté, vous brûlerez avec les démons aux flammes éternelles de l’enfer;  certes, vous ne demeurerez jamais plus en ma compagnie:  voilà que je vous assigne une partie de mes terres pour votre entretien, vivez-y selon que Dieu vous inspirera.

Après cela, le saint appela tous ses gens et ses officiers, puis ayant donné oar ordre ce qu’il laissoit à sa femme pour dot, il monta en carosse et se retira avec son train de ce lieu.  Il s’en alla loin de là, aux seigneuries qui lui appartenoient en Bourgogne, proche d’Avallon, où il fit depuis sa demeure, vaquant continuellement aux œuvres de piété et de miséricorde, ne laissant écouler aucun temps qu’il ne l’employât à son exercice des vertus qu’il pratiquoit avec beaucoup de perfection.  Car s’étant proposé d’imiter les saints de la primitive Église, il devint enfin un excellent disciple de leurs héroïques actions, et commença comme un astre très-brillant à reluire au monde par ses admirables vertus.  Il mortifioit sa chair pour en vaincre les concupiscences, et combattoit courageusement les tentations de Satan, sans se jamais égarer du droit sentier de la justice.  Toute sa conversation n’a été qu’un exemple de bien vivre aux autres, sa vie a toujours été sainte, innocente, entière en la foi, forte en l’espérance, abondante en charité, et embellie de beaucoup de mérites, pour les signalées vertus qui éclatoient en lui. 

Le saint étant parti, sa femme se transporta aussitôt au lieu qu’il lui avoit laissé pour sa dot;  se voyant en liberté, elle reprit incontinent ses premières débauches avec son corrupteur.  Toutefois ils commencèrent à craindre que si le saint venoit à en avoir connoissance, il pourroit bien peut-être se relâcher de sa bonté accoutumée, et les faire tous deux punir par la justice.  C’est pourquoi, se voyant en cette continuelle appréhension, ils complotèrent ensemble de faire mourir le saint pour se délivrer de cette inquiétude.

Le chevalier donc qui abusoit elle, étant possédé du démon, se chargea d’une action si lâche.  Il savoit fort bien le lieu où le saint demeuroit, et n’ignoroit pas tout les détours de son château;  étant monté à cheval, il s’achemina vers le saint, épiant l’occasion de le trouver seul, ou à l’écart sans compagnie.  Il y apporta tant de diligence, qu’il trouva enfin le temps favorable de faire son coup, car il entra secrètement en sa chambre, et prit l’épée, qui pendoit au chevet du lit, pour le tuer pendant qu’il dormoit;  mais lorsqu’il tira l’épée du fourreau, le saint se réveilla, et parant le coup de ce scélérat, il ne fut frappé qu’à la cuisse.  Le meurtrier, se voyant découvert, laissa l’épée, sortit de la chambre promptement, monta sur son cheval, et s’enfuit, de peur d’être pris.

Saint Gengoul, grièvement blessé, survécut encore quelques jours, et sentant la fin de sa view approcher, demanda très-instamment le saint Viatique du corps de Notre-Seigneur, se munissant des autres sacremants pour ce dernier passage;  après quoi il expira heureusement, et son âme s’envola dans le ciel, qu’elle avoit si longtemps désiré, un vendredi 11 de mai, l’an de Notre-Seigneur 760.

Saint Gengoul avoit deux tantes paternelles, femmes de bel esprit, fort pieuses, douées particulièrement d’une insigne chasteté et vertu;  l’une s’appeloit Vildetrude, et l’autre Villegose.  Ces deux illustres dames demeuroient alors à Varennes, petite ville du Barrois, où le saint de son vivant avoit fit bâtir une église en l’honneur du prince des apôtres, saint Pierre;  il l’avoit dotée et enrichie de bons revenus pour l’entretien du clergé;  enfin, il s’étoit montré très-libéral, bénin et favorable à ce lieu.  Cela étant ainsi, ces deux dames, sachant le décès de leur saint neveu, s’acheminèrent incontinent en son logis, où étant arrivées, elles se chargèrent du soin des funérailles.  Elles désirèrent que le saint corps fût inhumé à Varennes;  pour cet effet, elles convièrent un bon nombre de personnes, tant du clergé que des séculiers;  étant tous assemblés, le saint corps fut conduit et porté solennellement, avec des cierges et contiques divins, jusqu’en l’église de Saint-Pierre de Varennes, non sans la gloire de plusieurs miracles, et il y fut enterré.

Le sainte Église catholique le nomme martyr, parce qu’il est mort pour la défense de la justice et de la chasteté.  Le Martyrologe romain en fait mention le 11 de mai, et le docteur Jean Molan, aux additions d’Usuard, ajoute que plusieurs solennisent sa fête diversement;  ceux de Maëstricht, le 9 de mai, d’autres le 13, et quelques-uns le 12, auquel jour son corps saint fut levé de terre pour reposer publiquement sur l’autel.

Or Notre-Seigneur, voulant déclarer la sainteté de son serviteur, l’honora de plusieurs miracles.  Les malades accourant à son cercueil pour le toucher, lorsqu’on le portoit en terre, furent soudain guéris, ce qu Dieu a encore continué jusqu’à présent par son intercession, par les reliques de son corps, par l’attouchement de ses armes, par l’eau de sa fontaine, et par tout ce qui lui a autrefois servi.

Le Ciel fit éclater sur ceux qui avoient causé la mort du saint les effets de sa vengeance, car le scélerat rapportant en diligence à la femme du saint le succès de ce qu’il avoit attenté contre lui, elle s’en réjouit comme de quelque agréable nouvelle, mais le misérable parricide, voulant peu après aller à la garde-robe, perdit toutes ses entrailles, et expira malheureusement sur le champ.  Quant à la femme, elle fut divinement punie par un mal terrible qui lui dura toute sa vie.

La vie de ce saint martyr a été écrite par un grave auteur anonyme, qui l’avoit recueillie d’anciens manuscrits.  Surius la rapporte au troisième tome des Vies des saints.  Elle y a été pareillement rédigée en vers latins par Rosvinde, religieuse très-illustre, et imprimée à Nuremberg.  Le missel et le bréviaire de la cathédrale d’Augsburg en parlent amplement, comme aussi Sigebert, Vincent de Beauvais, Henri d’Erfurt, et plusieurs autres graves et anciens écrivains.

Alors le saint lui dit:  J’avois résolu, si vous eussiez gardé la foi conjugale, et vous fussiez réglée suivant les commandements de Dieu, de supporter de vous et avec vous toutes les fâcheries de cette vie, et d’y demeurer dans la prospérité et dans l’adversité;  j’eusse reçu toutes choses également et d’un esprit tranquille comme elles fussent arrivées, vivant ensemble paisiblement jusqu’au dernier soupir.  Mais puisque vous êtes adonnée à ce vice, quoique vous méritiez la mort, je ne voudrois pas pourtant vous la faire souffrir de mes mains, mais plutôt vous laisserai-je au jugement divin.  Que si à la vérité vous faites des fruits digne de pénitence, vous obtiendrez pardon de Dieu;  mais si vous ne mettez pas fin à une si grande méchanceté, vous brûlerez avec les démons aux flammes éternelles de l’enfer;  certes, vous ne demeurerez jamais plus en ma compagnie:  voilà que je vous assigne une partie de mes terres pour votre entretien, vivez-y selon que Dieu vous inspirera.

Après cela, le saint appela tous ses gens et ses officiers, puis ayant donné oar ordre ce qu’il laissoit à sa femme pour dot, il monta en carosse et se retira avec son train de ce lieu.  Il s’en alla loin de là, aux seigneuries qui lui appartenoient en Bourgogne, proche d’Avallon, où il fit depuis sa demeure, vaquant continuellement aux œuvres de piété et de miséricorde, ne laissant écouler aucun temps qu’il ne l’employât à son exercice des vertus qu’il pratiquoit avec beaucoup de perfection.  Car s’étant proposé d’imiter les saints de la primitive Église, il devint enfin un excellent disciple de leurs héroïques actions, et commença comme un astre très-brillant à reluire au monde par ses admirables vertus.  Il mortifioit sa chair pour en vaincre les concupiscences, et combattoit courageusement les tentations de Satan, sans se jamais égarer du droit sentier de la justice.  Toute sa conversation n’a été qu’un exemple de bien vivre aux autres, sa vie a toujours été sainte, innocente, entière en la foi, forte en l’espérance, abondante en charité, et embellie de beaucoup de mérites, pour les signalées vertus qui éclatoient en lui. 

Le saint étant parti, sa femme se transporta aussitôt au lieu qu’il lui avoit laissé pour sa dot;  se voyant en liberté, elle reprit incontinent ses premières débauches avec son corrupteur.  Toutefois ils commencèrent à craindre que si le saint venoit à en avoir connoissance, il pourroit bien peut-être se relâcher de sa bonté accoutumée, et les faire tous deux punir par la justice.  C’est pourquoi, se voyant en cette continuelle appréhension, ils complotèrent ensemble de faire mourir le saint pour se délivrer de cette inquiétude.

Le chevalier donc qui abusoit elle, étant possédé du démon, se chargea d’une action si lâche.  Il savoit fort bien le lieu où le saint demeuroit, et n’ignoroit pas tout les détours de son château;  étant monté à cheval, il s’achemina vers le saint, épiant l’occasion de le trouver seul, ou à l’écart sans compagnie.  Il y apporta tant de diligence, qu’il trouva enfin le temps favorable de faire son coup, car il entra secrètement en sa chambre, et prit l’épée, qui pendoit au chevet du lit, pour le tuer pendant qu’il dormoit;  mais lorsqu’il tira l’épée du fourreau, le saint se réveilla, et parant le coup de ce scélérat, il ne fut frappé qu’à la cuisse.  Le meurtrier, se voyant découvert, laissa l’épée, sortit de la chambre promptement, monta sur son cheval, et s’enfuit, de peur d’être pris.

Saint Gengoul, grièvement blessé, survécut encore quelques jours, et sentant la fin de sa view approcher, demanda très-instamment le saint Viatique du corps de Notre-Seigneur, se munissant des autres sacremants pour ce dernier passage;  après quoi il expira heureusement, et son âme s’envola dans le ciel, qu’elle avoit si longtemps désiré, un vendredi 11 de mai, l’an de Notre-Seigneur 760.

Saint Gengoul avoit deux tantes paternelles, femmes de bel esprit, fort pieuses, douées particulièrement d’une insigne chasteté et vertu;  l’une s’appeloit Vildetrude, et l’autre Villegose.  Ces deux illustres dames demeuroient alors à Varennes, petite ville du Barrois, où le saint de son vivant avoit fit bâtir une église en l’honneur du prince des apôtres, saint Pierre;  il l’avoit dotée et enrichie de bons revenus pour l’entretien du clergé;  enfin, il s’étoit montré très-libéral, bénin et favorable à ce lieu.  Cela étant ainsi, ces deux dames, sachant le décès de leur saint neveu, s’acheminèrent incontinent en son logis, où étant arrivées, elles se chargèrent du soin des funérailles.  Elles désirèrent que le saint corps fût inhumé à Varennes;  pour cet effet, elles convièrent un bon nombre de personnes, tant du clergé que des séculiers;  étant tous assemblés, le saint corps fut conduit et porté solennellement, avec des cierges et contiques divins, jusqu’en l’église de Saint-Pierre de Varennes, non sans la gloire de plusieurs miracles, et il y fut enterré.

Le sainte Église catholique le nomme martyr, parce qu’il est mort pour la défense de la justice et de la chasteté.  Le Martyrologe romain en fait mention le 11 de mai, et le docteur Jean Molan, aux additions d’Usuard, ajoute que plusieurs solennisent sa fête diversement;  ceux de Maëstricht, le 9 de mai, d’autres le 13, et quelques-uns le 12, auquel jour son corps saint fut levé de terre pour reposer publiquement sur l’autel.

Or Notre-Seigneur, voulant déclarer la sainteté de son serviteur, l’honora de plusieurs miracles.  Les malades accourant à son cercueil pour le toucher, lorsqu’on le portoit en terre, furent soudain guéris, ce qu Dieu a encore continué jusqu’à présent par son intercession, par les reliques de son corps, par l’attouchement de ses armes, par l’eau de sa fontaine, et par tout ce qui lui a autrefois servi.

Le Ciel fit éclater sur ceux qui avoient causé la mort du saint les effets de sa vengeance, car le scélerat rapportant en diligence à la femme du saint le succès de ce qu’il avoit attenté contre lui, elle s’en réjouit comme de quelque agréable nouvelle, mais le misérable parricide, voulant peu après aller à la garde-robe, perdit toutes ses entrailles, et expira malheureusement sur le champ.  Quant à la femme, elle fut divinement punie par un mal terrible qui lui dura toute sa vie.

La vie de ce saint martyr a été écrite par un grave auteur anonyme, qui l’avoit recueillie d’anciens manuscrits.  Surius la rapporte au troisième tome des Vies des saints.  Elle y a été pareillement rédigée en vers latins par Rosvinde, religieuse très-illustre, et imprimée à Nuremberg.  Le missel et le bréviaire de la cathédrale d’Augsburg en parlent amplement, comme aussi Sigebert, Vincent de Beauvais, Henri d’Erfurt, et plusieurs autres graves et anciens écrivains.

© Paul Trenchard
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Page last revised 30.04.2011